La création artistique et culturelle fait partie de ce qui caractérise la condition humaine. Elle revêt une dimension sociale, culturelle et… économique. Car, étant une source de forte valeur ajoutée, elle est, aujourd’hui, structurée autour de filières créatrices d’emplois et génératrices de richesses. C’est des industries culturelles et créatives qu’il s’agit. La Tunisie, ce petit pays situé à la pointe de l’Afrique, peut-elle se positionner sur un secteur, resté longtemps l’apanage des économies riches ? Chiraz Latiri, ancienne ministre des Affaires culturelles, affirme que le potentiel est là. La réponse peut surprendre mais, selon la professeure, le pays représente un gisement de créativité, matière première des ICC. Dans cet entretien, elle fait toute la lumière sur un secteur naissant.
Pourquoi est-il important de miser sur les industries culturelles ?
Si on veut aujourd’hui structurer notre réflexion autour d’une économie culturelle qui soit au cœur des politiques publiques, il faut se tourner vers les industries créatives et culturelles. Les ICC qui englobent 11 filières répertoriées par l’Unesco, notamment le patrimoine, l’architecture, les arts visuels, l’audiovisuel, les jeux vidéos, l’édition… sont un pilier de l’économie culturelle et le cœur battant de tout l’écosystème culturel.
La Tunisie peut-elle devenir une destination attractive pour les investissements étrangers dans ce secteur ?
La Tunisie et le continent africain d’une manière générale recèlent un potentiel important. Je défends la thèse qui suppose que le potentiel créatif se situe au Sud. En Tunisie, ce potentiel a explosé après la révolution. Aujourd’hui avec la liberté d’expression et de création, on voit l’émergence de nouvelles formes d’expression artistique, qui traduisent les attentes et les aspirations du citoyen lambda et qui sont, en même temps, défendues par les nouvelles générations. Mais avant de parler d’investisseurs étrangers, encore faut-il drainer les investisseurs locaux. Aujourd’hui, on promeut la Tunisie en tant que hub pour les ICC. C’est un terme galvaudé. Il y a des mots, à force d’être utilisés qui ont perdu leur sens. Avant, au début des années 2000, on parlait de la Tunisie comme un hub pour les TIC. Ces visions un peu généralistes me dérangent. Étant pragmatique, je veux parler du terrain. Avant même de parler d’investisseurs étrangers, parlons des investissements locaux. Il est insensé de chercher à attirer des investisseurs étrangers pour financer des projets et des start-up tunisiens alors qu’on a un système bancaire qui boude ces activités parce qu’elles sont considérées comme des secteurs à risque. Évidemment que c’est un business risqué. On l’a constaté pendant la crise Covid qui a fortement impacté le secteur. Il y a aussi le mécénat culturel qui n’a pas le vent en poupe. En Tunisie, on compte seulement trois ou quatre mécènes. Et c’est désolant parce qu’il faut soutenir cette industrie, d’abord à l’échelle locale, et aller dans une logique de partenariat public-privé. L’investissement local est un déterminant de l’investissement étranger et un signal de confiance pour les investisseurs étrangers qui ne décident de miser sur le site Tunisie qu’en voyant cette dynamique locale autour des ICC s’installer.
Vous dites, donc, que les jeunes ne manquent pas de créativité mais le problème réside dans le manque de financement…
On entend souvent dire que ces projets ne sont pas bancables. Il faut comprendre que l’idée d’un projet porté par un jeune va répondre à une chaîne de valeur. Et chaque filière a une spécificité. Elle est structurée autour d’une chaîne de valeur , à l’instar de celles des tomates ou d’huile d’olive. Or, il y a une très mauvaise compréhension des chaînes de valeur des ICC, dont les maillons ne sont pas valorisés. Il s’agit de business, d’investissement, de chiffres d’affaires et d’emplois mais aussi de risques. Et les banques ne sont pas en train de prendre des risques pour financer ces projets qui se trouvent dans la précarité.
Il y a aussi la demande qui n’est pas importante. La faible consommation de produits culturels, est-ce un problème de pouvoir d’achat ou de mindset ?
Personnellement, je ne suis pas très convaincue que le Tunisien ne consomme pas de produits culturels. Dans les grands festivals et même dans ceux qui sont organisés dans les régions, les Tunisiens sont présents. Pendant les vacances, parents et enfants font la queue dans les grandes librairies et se rendent au cinéma. Lors des sorties cinémas, il y a foule, pendant les deux premières semaines. Lorsque des événements sont organisés dans les régions, on voit une affluence importante des habitants. Cela dénote de leur soif de culture. Dans ces villes, les bibliothèques sont très fréquentées, parce qu’elles sont le seul endroit où ils trouvent des livres, se rencontrent… Par contre, je pense que c’est une question de pouvoir d’achat. Aujourd’hui, la crise économique sévit. Les ménages doivent faire des choix et se décider entre une sortie culturelle qui coûte 40 dinars et l’achat de la nourriture pour leurs enfants. Mais je pense qu’il est possible de proposer et structurer des mécanismes qui incitent les familles à consommer les produits culturels. C’est dans cette optique qu’on a initié le projet des chèques culture lorsque j’étais à la tête du ministère. Avec ce chèque on peut acheter des livres, voir une pièce de théâtre… C’est un moyen d’inciter les familles à intégrer dans leur panier ce type de consommation. Et c’est de cette manière que l’on inculque aux enfants l’éducation à la culture dès leur jeune âge.
La culture est, donc, un secteur délaissé par l’Etat, surtout en l’absence de politiques incitatives qui encouragent la consommation des produits culturels…
Je vous livre ma lecture qui n’engage que moi. En tant qu’ancienne ministre des Affaires culturelles, je pense qu’on n’a pas vraiment une vraie politique culturelle bien définie. A mon sens, la politique culturelle n’est pas uniquement du ressort du ministère de la Culture. C’est une réflexion transversale. Elle doit être portée par le Président de la République parce que la parole présidentielle est importante pour le citoyen. D’après mon expérience, je sais que les autres départements apprécient le fait que la culture soit un socle sociétal. Un projet culturel abouti doit être porté par plusieurs ministères: les Affaires culturelles, l’Education, l’Enseignement supérieur, les Domaines de l’Etat (si on veut utiliser les friches agricoles dans un processus de culturation des friches agricoles et industrielles), les affaires étrangères (parce que notre diplomatie culturelle doit changer de pratiques, le ministère de l’Economie. Et c’est là, à mon sens, où le bât blesse: il y a un écart entre l’offre du ministère de la Culture et les attentes aussi bien des citoyens que des créatifs , des artistes, des startup, des opérateurs culturels et de tout l’écosystème associatif et économique. La faute aussi est à cette bureaucratie et aux législations caduques qui ne répondent plus ni aux attentes des nouvelles générations, ni à leur mindset et forcément cela crée un gap. Pour moi il faut repenser les politiques culturelles en proposant des réformes structurelles et structurantes. Il est aussi question de transformer l’administration pour la rendre plus moderne répondant aux aspirations de cette génération et surtout la réfléchir d’une manière transversale et interdisciplinaire. La culture ne se réduit pas aux sept arts, aux festivals, à l’événementiel. Aujourd’hui on parle de l’économie mauve, une économie au cœur du secteur culturel.
On parle d’investissements, d’industries et de KPI qui permettent de quantifier et suivre les valeurs ajoutées créées. Car, outre la valeur ajoutée artistique et sociale qui, grâce aux talents incroyables, enrichit le patrimoine culturel, l’histoire, l’identité, les récits, les spécificités de chaque région et renforce la cohésion sociale communautaire, il y a aussi cette valeur ajoutée économique qui n’est pas visible. Comment la construire et la chiffrer? Quels sont les indicateurs à utiliser? Quels textes préparer pour réguler ? Voilà les défis auxquels il faut répondre. Car face à ce vide législatif, comment les banques vont-elles accompagner les projets? C’est, en somme, ma lecture: il y a une défaillance au niveau non seulement de la vision mais aussi de la gouvernance.
Est-ce que ce secteur a de l’avenir en Tunisie, notamment avec l’émergence de nouveaux mécanismes de financement tels que le crowdfunding ?
Je reste très convaincue que les ICC sont un secteur très porteur. Il y a cette effervescence malgré tous les problèmes. Même en période de guerre, on voit l’émergence de projets créatifs. Le monde est en train de vivre l’échec de l’humanité en ce moment avec ce qui se passe à Gaza, et c’est à travers de la douleur que naît la créativité. Je pense que c’est un secteur qui vit une effervescence incroyable et, de plus, la Tunisie n’est pas seulement dotée du potentiel créatif mais aussi du potentiel technique. Aujourd’hui, le digital, l’intelligence artificielle générative, le code… Toutes ces nouvelles technologies sont parfaitement maîtrisées par la nouvelle génération. Les jeux vidéo est un secteur très porteur en Tunisie. Le cinéma, l’art vidéo, tout ce qui est expérience immersive… toutes ces filières sont en train de s’imposer. Maintenant, la grande question à laquelle il faut trouver une réponse c’est comment financer tous ces projets. Le crowdfunding est une alternative, mais sa mise en œuvre traîne toujours.
Les plateformes de crowdfunding ont montré leur preuve en Europe et dans le monde. Comme mécanisme de financement, ils sont très efficaces, surtout lorsqu’il s’agit d’industries culturelles et créatives, qui resteront toujours un secteur à risque. Parce qu’il y a cette fragilité et cette précarité inhérentes aux contextes économique, politique et social. D’ailleurs la crise Covid en était la preuve tangible: des artistes ont souffert le martyre et tirant le diable par la queue, ne mangeaient pas à leur faim. C’est pour cette raison là que je pense que le ministère de la Culture ne doit pas avoir une vocation sociale-même s’il peut faire du social—. La notion de l’assistance ne valorise pas l’artiste et le créatif. Par contre, il incombe à ce département de soutenir la chaîne de valeur économique. On peut, par exemple, grâce à des incitations, accompagner de futurs exploitants de salles de cinéma, des propriétaires de galerie, des investisseurs, des startuppeurs, des producteurs… avec en point de mire la prévention contre ce risque lié au projet. Il faut miser sur ce secteur et le soutenir de manière réfléchie, c’est de cette manière qu’on peut attirer les investisseurs locaux et étrangers.